Cette rencontre avec le Dr. Denis Mukwege, Prix Nobel de la Paix 2018, fait partie de celles qui marquent votre parcours. Ravie d’avoir pu échanger sur son combat auprès des femmes et sur les relations entre le Congo et la Belgique.

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D.M. Je dois dire que, moi-même, j’ai fait une découverte dans ma vie. Je ne peux pas prétendre que je connaissais les femmes comme je les connais aujourd’hui. Je les rencontrées dans leur souffrance, mais aussi dans leur capacité d’aimer et de se mettre debout, pas que pour elles-mêmes, mais pour leurs enfants et la communauté. Leur force m’a beaucoup impressionné parce qu’on se dit à ce moment-là :  » Si moi, ça m’arrivait, est-ce que j’aurais le courage de continuer à aimer ? Est-ce que j’aurais le courage de continuer à avoir foi en l’homme ? « . On ne se rend pas compte à quel point on est tout petit. Donc, c’est une force que j’ai découverte chez ces femmes. Pour moi-même, cela a été très positif. Pour ma vie, pour me construire, pour réaliser à quel point on a besoin les uns des autres. S.W. Je me posais une question sur l’évolution de votre parcours. De la réparation physique, on voit que votre travail s’est élargi non seulement au soutien moral de ces femmes, mais aussi au soutien logistique et au soutien juridique. Vous êtes aujourd’hui dans une communauté qui a fini par prendre en main, de manière totalement holistique, la souffrance de ces femmes. Je vois aussi, chez vous, l’engagement citoyen d’un homme porté par toute cette communauté. Vous êtes fort soutenu et apprécié dans votre pays. Il y a quelque chose qui transcende votre personne. Moi, cela fait 20 ans que je fais de la politique et je ne peux donc pas m’empêcher de me poser cette question : comment se fait-il que le docteur Mukwege ne fait pas encore de politique ?
D.M. (Rires contenus) Je pense que je suis un citoyen engagé et, de ce fait, je suis un citoyen qui s’occupe de la cité. C’est ma façon de faire de la politique, si je peux m’exprimer ainsi. Vous l’avez très bien dit : lorsque j’ai commencé à soigner ces femmes, je ne voyais que le côté médical. Mais assez rapidement, j’ai vu les limites de ce traitement médical. Physiquement, lorsqu’elles étaient rétablies, ces femmes se portaient bien, mais leur douleur psychologique était tellement intense qu’elles ne pouvaient plus rien faire. Les humiliations et la déshumanisation qu’elles avaient subies nécessitaient une prise en charge psychologique. Ces femmes étaient aussi rejetées par leur famille et leur village parce qu’elles avaient été souillées. Il fallait donc trouver un moyen pour les aider à continuer à vivre et ce moyen, c’est la prise en charge socio- économique. Lorsque vous aidez ces femmes à retrouver une activité, à retrouver une communauté, vous sentez très bien qu’il y a un épanouissement… S.W. Et même un renforcement. L’indépendance économique de la femme, c’est un des moyens par lequel on instaure l’égalité homme-femme et aussi le droit politique des femmes. C’est un sujet qui me tient particulièrement à coeur. D.M. Oui, c’est une prise de pouvoir par ces femmes qui est mal vue dans la société patriarcale au Congo et, lorsqu’elles sont dans cette situation, à la fin, elles demandent justice. Elles reviennent à l’hôpital pour demander qu’on les accompagne dans cette voie. Donc, oui, tout cela s’est construit progressivement et c’est vrai que, lorsque l’on voit ce modèle que j’appelle holistique, on aurait tendance à se dire personnellement : mais pourquoi ne pas imposer ce modèle comme un modèle de la reconstruction d’un tissu social détruit, d’une société complètement désorganisée, à cause de toutes ces violences que le pays a connues ? La politique, c’est une tentation, mais il faut commencer par reconstruire le pays à la base. Personnellement, travailler avec la base me donne une telle satisfaction que je ne pense pas que faire de la politique au sommet de la pyramide puisse me donner la même satisfaction. Je me dis qu’il vaut peut-être mieux construire quelque chose qui part de la base vers le sommet, plutôt que d’essayer de se battre pour être directement au sommet. S.W. C’est très intéressant ce que vous dites parce que, quand vous parlez de la tentation de travailler à un niveau plus haut, il y a aussi la crainte de la perte d’authenticité et de la vraie capacité à agir. On le voit d’ailleurs dans la politique classique quel que soit le pays : quand vous êtes à un niveau local, chaque action que vous posez a un effet direct et cela est très valorisant. Mais plus on monte, plus on se trouve dans des considérations  » macro  » et moins on a l’impression de pouvoir agir. Loin de moi l’idée d’essayer de vous convaincre, mais vous êtes aussi Prix Nobel de la Paix, vous avez une aura qui est exceptionnelle et c’est pour ça que je vous pose la question sur l’engagement politique. Alors, je comprends parfaitement votre questionnement, mais c’est vrai qu’on a aussi en politique, à un plus haut niveau, la capacité d’agir. Et vous l’avez très certainement. TRENDS-TENDANCES. Le docteur Cadière a dit d’ailleurs de vous :  » Pour moi, le destin de Denis Mukwege est clair : il pourrait être président et faire une révolution « … D.M. Il faut respecter les opinions des autres mais, comme je viens de vous le dire, je crois beaucoup plus à un changement qui partirait de la base. Je ne me suis jamais précipité pour faire quelque chose. C’est vrai que l’on me pose souvent cette question de l’engagement politique à un plus haut niveau, mais je réponds toujours qu’un vrai leader n’est pas celui qui s’autoproclame leader. Un vrai leader, c’est celui qui répond aux aspirations de sa base. Donc du peuple. Il faut laisser les choses se faire… S.W. Plus naturellement. D.M. Oui. Je suis même convaincu que l’on peut faire beaucoup de choses sans être président de la République. Je ne vois pas pourquoi cela devrait être l’ultime objectif à atteindre. S.W. Je partage parfaitement votre point de vue, mais la question se pose à partir du moment où, dans l’évolution d’un trajet de vie, il y a peut-être aussi des freins à d’autres niveaux qu’il faudrait enlever pour pouvoir mieux agir aux niveaux local, national et international. D’autant plus que vous écrivez, docteur Mukwege, que votre pays est touché par une guerre économique où différents groupes armés sèment la terreur dans les villages pour mieux contrôler les richesses minières du Kivu. Il y a là une zone de non-droit et vous déplorez d’ailleurs l’indifférence de la communauté internationale à ce sujet. La Belgique est-elle complice  » malgré elle « , Madame Wilmès ?S.W. Je suis ministre du Budget. Je ne suis pas ministre des Affaires étrangères. Ce n’est pas ma compétence et vous ne m’entendrez donc pas faire ici une grande analyse à ce sujet. Mais c’est vrai que l’on se trouve face à une zone de non-droit avec différents groupes armés qui s’opposent pour l’appât du gain. La seule intervention possible pour remettre de l’ordre, c’est une intervention de l’état de droit… Et de la communauté internationale. S.W. Bien sûr.
D.M. Justement, entre le local et la communauté internationale, nous avons un système qui, au Congo, repose sur un concept qui consiste à s’enrichir. Je suis désolé, mais il s’agit vraiment d’un système de prédation et d’oppression. Il n’y a pas de démocratie et ça, c’est un frein pour toute la base qui voudrait s’exprimer. Si l’on ne fait pas sauter cet obstacle, c’est tout à fait utopique de penser que l’on va être président de la République dans un système qui ne va pas être changé. Donc, il faut absolument que, entre les deux, il y ait progressivement une nouvelle façon de faire. Il est important de se battre pour l’état de droit, mais aujourd’hui, le niveau de corruption au Congo est tellement élevé que vous n’avez que deux façons de procéder : ou vous choisissez d’être avec les corrompus et vous n’allez rien changer ; ou vous travaillez avec la base pour faire changer les choses. Aujourd’hui, tout s’achète au Congo. Pour construire un état de droit dans un état de corruption totale, c’est donc un travail de longue haleine et c’est le combat que nous menons actuellement : dire aux gens que les choses peuvent se faire autrement et qu’un leader n’a pas besoin d’être corrompu pour représenter la base.
Dr Mukwege, en tant que Congolais, quel regard portez-vous aujourd’hui sur la Belgique et sur les relations entre nos deux pays depuis la colonisation ?D.M. Notre histoire est commune. Nous pouvons ne pas en parler ou essayer d’oublier, mais c’est notre histoire. Elle nous marque. On ne peut pas se défaire de son passé. Par contre, le passé devrait nous servir à nous projeter dans l’avenir pour faire en sorte que nos relations puissent nous aider à construire un futur meilleur et là, j’ai parfois des regrets. La Belgique a une très grande expertise sur le Congo. On ne peut pas jeter cela et recommencer à zéro. Ce serait une stupidité. Aucun autre pays au monde que la Belgique n’a cette expertise et donc moi, je considère que nous devrions, par notre histoire commune, nous projeter dans le futur et créer une vraie coopération avec des voies et des moyens pour être responsable ensemble. Malheureusement, pendant 60 ans, nous avons fait une politique d’agitation autour du tabou de la colonisation. Il faut passer à autre chose. Il faut se mettre autour d’une table et se dire :  » On a un passé commun, qu’est-ce qu’on en fait maintenant ? « . Il faut construire ensemble un avenir meilleur qui ne fait plus honte ni à la Belgique, ni au Congo. Et ça, c’est possible.
La politique, c’est une tentation, mais je me dis qu’il vaut peut-être mieux construire quelque chose qui part de la base vers le sommet, plutôt que d’essayer de se battre pour être directement au sommet.  » Denis Mukwege

S.W. Il est sage de dire que l’on ne revient pas sur le passé. Le passé est là, il nous a construits, il a fait en partie ce que nous sommes, en Belgique comme au Congo. Le musée royal de l’Afrique centrale à Tervuren a d’ailleurs été rénové en ne mettant pas des oeillères sur ce passé qui fait partie de notre histoire commune. J’en profite pour rappeler que le musée est aussi un établissement scientifique avec de nombreux chercheurs et énormément d’échanges entre la Belgique et l’Afrique centrale, surtout le Congo, pour la formation des scientifiques. C’est très important. Alors, maintenant se pose une question : pour pouvoir construire un avenir qui nous porte, comment fait-on la paix avec son passé ? En présentant des excuses officielles pour les crimes commis pendant la colonisation belge au Congo ?S.W. : Il faut savoir reconnaître une réalité objective. Le Premier ministre a d’ailleurs eu des mots très justes à l’attention des métis de Belgique dans sa déclaration à la Chambre des Représentants. On ne peut pas entrer ensemble dans un processus de relation s’il n’y a pas cette reconnaissance profonde. Moi, j’ai appris dans ma vie et avec mon éducation que, lorsque l’on fait du mal et même si, a priori, si ce n’était pas le but, il faut savoir le reconnaître et s’en excuser.

D.M. Les excuses doivent signifier le changement de cap. C’est un processus… Vous les attendez personnellement, Dr Mukwege ?

 

D.M. Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Je considère que c’est un processus. Si, demain, le gouvernement belge décide de présenter des excuses aux Congolais, qu’est-ce que ça règle ? Je répète : nous avons une histoire commune. Nous devons gérer cette histoire de manière responsable et moi, ce que je vois en termes d’excuses, ce serait plutôt de dire :  » Pourquoi nos relations se sont-elles détériorées ? Ne peut-on pas les envisager autrement ? « . Et donc, lorsque l’on fait cette analyse, on entre dans un processus qui permet d’aplanir tous les différends qui peuvent exister de part et d’autre. Cela permet de quitter ce flottement et de construire un futur. Vous savez, lorsque j’ai rencontré des femmes victimes de violence sexuelle en pleine forêt équatoriale, je leur ai posé cette question :  » Qu’est-ce que vous souhaiteriez avoir comme réparation pour tout ce que vous avez vécu ? « . Ces femmes, que je trouvais très démunies, auraient pu demander de l’argent ou une belle maison, mais elles m’ont répondu sans hésiter :  » Nous voulons des excuses parce que nous sommes des mères. Nous avons été humiliées, violées en public et nous n’avons pas été protégées par les autorités. Nous aimerions avoir les excuses du Président.  » Je les comprends. C’est leur sentiment profond : il faut leur présenter des excuses. Mais si ces excuses sont seulement formulées du bout des lèvres, elles n’apportent rien. Ces excuses doivent être profondes et sincères. C’est la même chose pour nos deux pays : elles doivent marquer une volonté de construire une autre façon de voir nos relations, basées sur le respect mutuel et l’échange d’expertise.
Madame Wilmès, en tant que ministre de la Politique scientifique, vous exercez la tutelle sur le musée royal de l’Afrique centrale. Dans ce processus évoqué par le Dr Mukwege, la restitution d’oeuvres d’art congolaises à leur pays d’origine est-elle une question essentielle ou accessoire ?S.W. Si je peux me permettre, fondamentalement, dans ce type de relation, il n’y a pas de question essentielle ou accessoire. Cela n’existe pas. La question de la restitution est une vraie question et elle se pose à deux niveaux : au niveau culturel et à un niveau plus personnel puisqu’il y a des restes humains qui sont toujours en possession de nos établissements scientifiques. Je pense qu’il ne faut pas les traiter de la même manière et les ayants droit ne sont pas les mêmes. Là, on rentre dans des discussions techniques et juridiques, mais qui ont leur sens. Il faut donc cadrer les choses et c’est que j’ai entrepris de faire depuis que j’ai repris cette compétence depuis quatre mois à peine. Je partage d’ailleurs assez bien ce que le Dr Mukwege a dit. Comme nous avons un passé commun aussi important, les deux parties ont tout à gagner de capitaliser sur cette histoire commune et de positiver ce passé qu’on ne peut pas changer. Cela peut être aussi le cas pour les biens soumis au label de  » restitutionable « , si je peux utiliser ce mot. On peut créer des dynamiques positives autour de cette problématique avec des échanges de part et d’autre…

D.M. Vous avez bien résumé mon idée. Je pense que ça doit être un processus de construction et non de destruction. Il faut absolument prendre, dans ce processus, ce passé commun et voir dans quelle mesure on construit un futur avec des générations qui seront fières de ce que nous aurons alors entrepris. Le fait de restituer pour restituer ne va pas changer l’histoire…

S.W. Ni l’avenir.

D.M. Ni l’avenir. Nous devons simplement avancer ensemble pour construire un futur meilleur. Une dernière question, Dr Mukwege. A plusieurs reprises dans votre livre, vous évoquez votre foi. C’est elle qui vous a guidé vers le Prix Nobel de la Paix ?D.M. (Silence) Je suis ce que je suis puisque j’ai une foi et donc, je ne peux pas dissocier ma foi de ce que je suis. Mais aller jusqu’à dire que c’est la foi qui a décidé du Prix Nobel, non. La foi a fait de moi ce que je suis, la foi m’a taillé et c’est ce que je suis qui a fait que j’ai eu le Prix Nobel. C’est différent. Vous êtes croyante, Madame Wilmès ?S.W. Je ne le suis plus. J’ai été élevée dans la religion catholique. A l’époque, il y avait encore des soeurs qui nous donnaient cours. Mais à un certain moment de ma vie, j’ai décidé de me porter vers autre chose. Mais l’autre chose, ce n’est rien d’autre que ce qui nous entoure au quotidien. Donc, de la même manière que, lorsqu’on vit sa foi, on est entouré de l’amour du Christ, quand on n’est pas croyant, on est entouré de l’énergie du monde ou de l’amour des Hommes avec un grand h. En fait, c’est difficile de répondre à cette question parce que j’ai toujours peur d’être en comparaison, alors qu’il n’y a pas de comparaison. Ce n’est pas l’un qui a raison et l’autre qui a tort. Ce n’est pas parce que l’un croit et l’autre pas qu’ils sont fondamentalement en désaccord. Ce qui m’intéresse plus, c’est de voir que, quand on croit en Dieu, on croit aussi en l’homme ; et quand on ne croit pas en Dieu, ou peut aussi croire en l’homme. On est là dans des convergences très intéressantes.

D.M. Moi, je crois que ma foi est fondée sur l’amour de l’autre. La chose la plus capitale dans ma foi, c’est  » Aime ton prochain comme toi-même « . C’est un idéal qu’on ne peut pas atteindre, mais c’est un idéal. Cela veut dire que toute ma vie, je tends vers ça. C’est ça, ma foi. Je le dis d’ailleurs dans mon livre. Dans ma langue, on désigne Dieu par le mot Namuzinda. Cela veut dire l’infini, l’absolu, donc ce qu’on n’atteint jamais. Pour moi, c’est ça, Dieu : tendre vers cet idéal d’aimer son prochain comme soi-même. C’est ce qui construit ma foi. On ne peut pas vivre que pour nous. Nous vivons pour les autres. Ma religion, ce n’est pas une vie qui est au ciel, c’est l’autre