Première ministre du 27 octobre 2019 au 1er octobre 2020, Sophie Wilmès a dû gérer la crise de la pandémie au plus fort de celle-ci. Devenue ministre des Affaires étrangères et vice-Première ministre, elle reste en première ligne du combat sanitaire.

Cinq mois après avoir été choisie comme chef de la diplomatie belge, une première pour une femme, Sophie Wilmès reste intimement liée à la lutte contre la Covid. Pendant près d’un an, en tant que Première ministre, elle a été le visage et la voix de l’alerte, de la pédagogie, de la résistance à la pandémie. Saluée pour sa détermination et son empathie pour les victimes, elle occupe depuis une place à part dans le cœur des Belges et demeure en première ligne à travers son poste de ministre des Affaires étrangères et de vice-Première ministre. Mais a-t-elle changé, la femme de la terrible année 2020, elle qui a également dû mener un combat personnel contre le virus ?

« Pensons plutôt à ceux pour qui ce fut pire »

Elle n’a plus d’épi de blé en mains comme lorsqu’elle fit la couverture de Paris Match l’été dernier, un reportage effectué dans la campagne où elle avait l’habitude de se balader, loin des tumultes de la crise. Mais elle reste profondément imprégnée de sentiments sains et humains, d’une belle simplicité malgré ses responsabilités, du besoin d’un retour à la nature après les moments compliqués qu’elle a traversés. « Cette année 2020 fut une expérience très forte et difficile », dit-elle. « Le fait de gérer la crise vous empêche de prendre du recul. Puis la maladie vous tombe dessus. Vous devez quitter vos enfants, leur dire au revoir de loin. J’ai connu la revalidation, la gestion de mon état face à ceux que j’aime. Pour d’autres, ce fut bien pire. Pensons plutôt à eux. »

« Je suis une femme sensible et déterminée »

Elle arrive avec le même sourire que l’été passé, un peu de fatigue peut-être sur le visage, mais elle est avenante, dynamique, énergique. Si ce n’était devenu une envie interdite, elle vous prendrait bien par la main pour vous emmener dans son nouveau décor, là où elle parle désormais avec les représentants des grandes nations. C’est tout Sophie, ça : enthousiaste, travailleuse, surtout responsable. Madame la ministre Wilmès est une femme de défis : elle veut être fière du nouveau titre qu’elle porte, et le mériter. Elle possède aussi une intelligente arme de séduction : ne jamais oublier ce qui l’a fait sourire un jour, pas même un détail sans importance dans un monde trop souvent brutal. « J’ai failli rechausser mes baskets aujourd’hui », dit-elle avec humour. « Je les ai vus hier soir et ils m’ont rappelé l’article que Paris Match m’avait consacré l’été dernier.»

Que de changements depuis. Que d’épisodes dans un feuilleton-vérité qui aurait pu mal se terminer, alors qu’elle venait de quitter son poste où elle avait tant brillé, tant aidé, tant rassemblé. Mais le virus refuse les traitements de faveur. Sophie Wilmès n’aime pas parler de l’épreuve de son hospitalisation : elle a trop peur de tirer la couverture à elle alors que beaucoup continuent à souffrir.

22 octobre 2020. La femme politique qui a montré tant d’empathie dans la bataille, visage et voix de la lutte contre la Covid, est rattrapée par le virus, hospitalisée, transférée en soins intensifs et contrainte, elle aussi, à livrer un difficile combat contre un ennemi sournois. Sophie ignore toujours comment elle a été contaminée. Ce qu’elle sait, c’est qu’elle a vécu des moments éprouvants, qu’elle n’a pas eu peur car elle faisait confiance aux médecins, mais que beaucoup d’idées lui sont passées par la tête, qu’il y a eu la maladie, la fatigue, la revalidation. « Des gens ont perdu des proches, d’autres ont souffert le martyre. Pourquoi évoquerais-je mon cas ? » répète-t-elle. « Aujourd’hui encore, j’ai du mal à parler de moi. Même seule, entourée des miens, j’éprouve des difficultés à me dire, finalement, que youpi, la vie est belle, alors que tant de gens sont dans le désarroi.»

Elle préfère évoquer ses nouveaux combats. Pas moins prenants que les précédents. L’Europe, le monde, la diplomatie, et puis surtout cette Belgique qu’elle défend avec passion. « Notre pays est remarquable et remarqué », dit-elle avec le sens de la formule. « Ce n’est pas de la fierté mal placée, c’est une réalité objective : nous jouons un rôle important au niveau international. Bien sûr, tout est relatif par rapport à la taille du pays. Nous ne sommes pas aussi puissants que les Etats-Unis, la Russie ou la Chine. Mais nous jouons un rôle clé, notamment sur le plan de la défense des droits humains. Dans le dossier de la communauté ouïghoure, victime de la répression chinoise, j’ai été la première à réagir aux sanctions de représailles de la Chine vis-à-vis de l’UE pour dire qu’on ne pouvait pas laisser passer cela.»

Elle n’a effectivement pas manqué ses débuts au poste de ministre des Affaires étrangères, notamment avec des phrases très fortes. Au sujet de la Turquie : « Quand on est partenaires, on recourt au dialogue, pas à la menace. » Concernant la Russie : « Alexeï Navalny (le militant anticorruption, opposé au régime du président Vladimir Poutine et emprisonné) doit être libéré. » Sans compter la Chine : elle a notamment convoqué l’ambassadeur en Belgique pour évoquer le massacre ouïghour. « Ne pensez pas que la Belgique ne travaille pas au sein de l’Europe pour que des sanctions s’appliquent même contre les pays puissants comme la Chine et la Russie, pour ne citer que ceux-là. Notre voix est importante également dans la reconstruction de pays. Prenons l’avenir de la Syrie et de l’Irak : nous étions dans le groupe restreint de discussion, regroupant une trentaine de pays, aux côtés des grandes nations. La Belgique est toujours crédible. Sur le terrain, nous avons engagé nos F-16. Nous avons notre mot à dire dans l’approche de la pacification, de la stabilisation, de la reconstruction. Nous investissons dans l’aide humanitaire. Nous sommes respectés. L’Europe existe aussi avec nous. » On réagit sur les difficultés de celle-ci. Sur l’engagement parfois très mou des Vingt-Sept. Sur les différends souvent plus criants que les engagements.

Sur le fait que l’Europe, trop régulièrement, donne raison à ses détracteurs. Sophie Wilmès insiste. « De l’extérieur, pour certains, le langage diplomatique peut être considéré comme de la faiblesse. C’est une erreur. Nous ne sommes pas des va-t-en-guerre. Nous obtenons des résultats parce que nous n’abordons pas les choses de manière brutale ou frontale. Crier très fort, et puis quoi ? Au sein de l’Europe, il y a des différences dans la manière de percevoir les choses. Tous les pays ne peuvent pas avoir la même sensibilité. Mais l’important, c’est la capacité à être unis et à s’exprimer au nom des Vingt-Sept. Cette unité est fondamentale. »

Le flop de la vaccination

Seulement, voilà : en matière de gestion de la pandémie, les mots « Europe », « unité », « puissance des Vingt-Sept » résonnent de façon bien différente – si pas chaotique – aux oreilles des citoyens. Le flop de la vaccination, pour ne citer que celui-ci, ne peut pas être minimisé. Et le fait que le Royaume-Uni s’en tire bien mieux que les pays de l’Union européenne, certes après un début de pandémie aux conséquences tragiques, est pour le moins ironique : avec le Brexit, on prédisait un scénario catastrophe aux Anglais. Et pourtant, ils font mieux que nous. Alors, où est l’Europe ? Sophie Wilmès esquive l’attaque. « Les Anglais ont entamé la vaccination avant nous. Nous avons préféré être prudents. Je rappelle qu’il faut généralement des années pour produire un vaccin. Si on nous avait dit, l’année passée, à la même époque, que nous en aurions à disposition douze mois plus tard, pas un scientifique ne nous aurait crus. Pour ma part, quand il s’agit d’injecter un vaccin, je préfère attendre quelques semaines pour m’assurer que les citoyens restent en bonne santé après. Qui peut nous reprocher d’avoir été prudents ? OK, les chiffres du Royaume-Uni sont plus impressionnants que les nôtres, mais les Anglais n’appliquent pas la stratégie de l’Union européenne. Ils sont en avance sur la première dose, mais pas plus loin que nous sur la deuxième. Bien sûr qu’il y a des problèmes, mais imputer le manque de vaccination à l’Europe est une attaque gratuite. Aujourd’hui, nous disposons d’une “task force” au niveau européen qui a pour objectif d’accélérer la production de vaccins. En Europe, nous devons vacciner 500 millions de personnes parallèlement. Nous n’avions aucun intérêt à pratiquer une guerre vaccinale entre pays européens, parce que cela se serait retourné contre nous. Tout le monde doit se retrouver sur un plan d’égalité. C’est ainsi que nous avancerons. »

Hélas, l’épisode des masques a cerné également les faiblesses de l’Union européenne. Sophie Wilmès le concède, cette fois, mais contre-attaque en même temps. Typiquement son tempérament. « Nous assumons le fait de devoir travailler ensemble. Au mois de mars, au début de la pandémie, la Belgique s’est retrouvée bien seule parce que certains avaient eu le réflexe de se replier sur euxmêmes. Des livraisons de masques étaient encore échangées sur les tarmacs. Ça veut dire que si la solidarité européenne s’éteint, des gens restent sur le carreau ! C’est facile – et pas démontré – de prétendre que tout irait mieux sans l’Europe. »

Le petit jeu des politiques

Tout ceci n’était encore rien avant d’aborder avec la vice-Première ministre « le petit jeu » des politiques belges dans la gestion de la pandémie. Question : « Pourquoi continue-t-on, dans les comités de concertation, à faire de la politique quand la santé des gens est en danger ? » Sophie Wilmès est heurtée. Quelques heures avant de la rencontrer, nous avions été interpellés par un reportage de la RTBF concernant le problème posé par le métro bruxellois, complètement bondé à certaines heures. Et un témoin faisait remarquer sur antenne que, quand est évoqué ce gros souci au Comité de concertation, les politiques ne prennent pas leurs responsabilités et glissent sur le sujet pour ne pas devoir trancher. Cette fois, Sophie se hérisse, sort de ses gonds. « C’est faux ! Il y a des débats extrêmement forts au Codeco, extrêmement difficiles, mais personne n’est gêné de les aborder, ce n’est pas exact. Non, non et non ! Des sensibilités sont différentes et je peux l’admettre. Je comprends la frustration, je la partage, mais ce n’est pas pour autant qu’il faille tirer de mauvaises conclusions. Oui, certaines choses ne vont pas assez vite et il faut continuer à travailler. Ça, c’est une vérité ! Mais affirmer que les politiques se cachent derrière leur stylo pour ne pas prendre leurs responsabilités n’est pas correct. Tout le monde a le droit à la critique, c’est même parfois un sport national en Belgique. C’est très bien et cela renforce la démocratie. Mais il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. » Pourtant, visiblement, certains tirent les bénéfices de la situation. Habilement entretenu par quelques champions de la communication perfide sur les réseaux sociaux, le populisme a de beaux jours devant lui. N’est-ce pas la faute de certains politiques, qui pensent d’abord à leur idéologie, à leur parti, à leurs électeurs ?

Le populisme et le courage de décider

Sophie Wilmès refuse de s’en laisser conter. « Je n’accepte pas ce genre de raccourci. Le populisme prend du vent dans les voiles parce que nous vivons dans un monde complexe, de plus en plus rapide, souvent extrêmement brutal. Quand tout est difficile, certains préfèrent avoir un discours binaire parce que c’est plus rassurant pour une frange de la population. C’est bien ou c’est mal, c’est oui ou c’est non. Je ne m’inscris pas dans cette vision du monde. Au quotidien, on doit faire la part des choses dans nos vies. Idem en politique. Pour les partis démocratiques, la montée des populismes doit être un signal fort, mais la réponse ne doit pas être de “binariser” davantage. Il faut expliquer sans cesse ce qui se passe et les décisions que nous prenons, pour le bien de tous. Nous devons prendre le temps de continuer à nous battre pour nos valeurs fondamentales. Cela prend plus que 140 caractères dans un tweet. »

Et la vice-Première de poursuivre sur le même ton : « Vous êtes en train de lier nos actes aux décès de gens durant la crise, ce n’est pas concevable. Qui ose dire qu’on n’a pas eu le courage de décider ? La pandémie mondiale a été déclarée le 11 mars et le 13, nous appliquions des mesures fortes qui allaient aboutir à un lockdown total en Belgique. Je suis désolée, mais j’appelle ça prendre des décisions. Celles-ci sont souvent difficiles, mais on ne peut pas reprocher au gouvernement de rester les bras croisés. Le problème est qu’on vit un moment de crise “extra-ordinaire”. Qu’on tente d’apporter des solutions sur la base des connaissances du moment et que cette pandémie dépasse tout ce qu’on a connu jusqu’ici. Les connaissances scientifiques ne sont pas suffisamment précises pour que l’on clame “faites ceci, faites cela, on en a fini dans X jours, c’est garanti”. La raison de la crise est multifactorielle. Avant tout, il faut retrouver une certaine humilité. Aussi bien dans le camp politique que chez les experts. Une crise est pleine de difficultés, d’obstacles, de problèmes, surtout quand elle est longue, et elle le sera encore. C’est d’autant plus compliqué que la frustration va finir par s’installer chez chacun. Donc, il faut continuer à mener le bateau à bon port. Ai-je une réponse magique à l’équation ? Non. Personne ne l’a. Mais la réponse n’est pas de monter les gens les uns contre les autres ou bien de baisser les bras. Il faut continuer à avancer contre vents et marées, expliquer pourquoi on prend telle ou telle décision. La population est en souffrance, les gens en ont marre. Je le sais, je le vois et je le comprends. Mais les extrêmes ne sont pas une réponse. L’organisation de la société n’est pas réglée par un ordinateur infaillible ! »

« La population est en souffrance, les gens en ont marre. Je le sais, je le vois, je le comprends. Mais les extrêmes ne sont pas une réponse »

Reste que les sorties fracassantes (et à répétition) de Georges-Louis Bouchez, président du MR, ne facilitent guère les positions des membres de son parti. Le 25 mars dernier, le tweet de l’intéressé sur « le triple échec du lockdown » a même provoqué la colère de Sophie Wilmès. C’était osé, mais elle a assumé. Comme toujours. Au risque de ne pas ramener le calme dans notre discussion, la question s’impose : « Comment jugez-vous les sorties de votre président ? » « Ce n’est pas parce que je ne lance pas des discours et des phrases chocs que je suis incapable de voir certaines choses ou de prendre mes responsabilités », répond-elle. Forcément, elle s’attendait au piège. « Mais moi, j’aime bien avoir la “full picture”, une image complète de la situation. Vous parlez ainsi de petit jeu politique en évoquant Georges-Louis Bouchez, et moi je vous invite à regarder autour de vous ce qui s’est passé ces dernières semaines. Je ne suis pas convaincue que Georges-Louis Bouchez soit le seul à être sorti de manière un peu forte. Est-ce que je m’exprimerais comme lui ? La réponse est non, et tout le monde le sait. Nous n’avons pas les mêmes rôles. Lui a son job et est dans sa fonction. On ne peut pas toujours ramener les difficultés du moment à une déclaration d’un président de parti. Toute notre énergie doit être concentrée dans la gestion de la crise : ça, c’est une vérité. » La tempête de l’interview est passée. « C’est vrai que quand on aborde des sujets aussi fondamentaux » dit-elle, « je ne peux pas m’empêcher de m’exprimer avec passion. » Un bon moment : malgré les épreuves et les combats pas toujours simples, Sophie Wilmès est restée la même. Avec ses valeurs, son authenticité, forcément ses obligations. Mais ses rêves aussi. En 2017, elle déclarait déjà rêver de solidarité et de paix pour l’Europe. Aujourd’hui, elle aimerait aussi que son pays puisse faire front en restant soudé, que les citoyens comprennent les enjeux, que la solidarité soit réelle entre les Belges, que les générations ne s’opposent pas à travers les décisions. « N’instrumentalisons pas la crise en un conflit de classes, comme certains essaient de le faire. L’heure reste à l’union », s’exprime-t-elle dans l’article sur la « Belgique divisée » qui précède ce reportage.

Telle est restée Sophie Wilmès, sans un épi de blé en main mais la main sur le cœur. Un caractère entier n’empêche pas l’empathie. « On peut être forte et sensible à la fois », dit-elle, comme pour terminer sur une note adoucie. Elle s’ouvre enfin sur elle-même, elle qui craint toujours pour son jardin secret. De peur de perdre sa liberté ? Pour elle, celle-ci se conjugue maintenant dans les bois : elle est devenue fan de vélo. La balade remplace les séances de gym dans le garage. Impossible de la reconnaître. « J’adore ça parce que j’aime me lâcher dans la nature. Ça aide mon corps après ce que j’ai vécu et prolonge la revalidation. Parfois, mon mari m’accompagne, uniquement pour me faire plaisir. Parce que c’est un grand sportif : il me lâche dès qu’il appuie sur les pédales ! »

Elle rit. Il y a quelques mois, elle était sincèrement émue lorsque, à propos de sa sortie de l’hôpital, elle avait déclaré à la RTBF : « Je n’oublierai jamais mes retrouvailles avec ma maman le jour de la Fête des mères, avec mes enfants. Je n’effacerai jamais le soutien de la population quand j’ai été malade. Et ce n’est pas du blabla. » Devant nous, elle ajoute : « Je n’ai pas changé, mais je ne peux pas oublier ce que les gens vivent et ce que j’ai vécu. » Son téléphone sonne. C’est le temps du départ. Interrogée sur sa playlist préférée jouée par son portable, elle concède : « Je suis romantique. J’aime Jean-Jacques Goldman. » Lequel chante : « Et même si les tempêtes / Les dieux mauvais, les courants / Nous feront courber la tête / Plier genoux sous le vent / J’irai au bout » Et pour Sophie Wilmès, effectivement, ce n’est de mes rêves. pas du blabla.

 

Marc Deriez

© Paris Match

Les affrontements du 1er avril

Bruxelles, bois de la Cambre, 1er avril. Une manifestante pacifiste défie les forces de l’ordre. Elle sera plus tard mise à terre par un cheval de la police. Plusieurs casseurs, qui avaient infiltré le mouvement, ont été arrêtés.

Des scènes de guérilla urbaine, des jeunes qui réclament la liberté, des adultes incrédules, des forces de police dépassées… Les événements du jeudi 1er avril dernier, au bois de la Cambre à Bruxelles, ont mis au jour la division extrême de la population belge, qui couve depuis des semaines, sinon des mois, au sujet du reconfinement. S’il est quasi certain que d’autres épisodes de ce type se reproduiront, celui-ci marque une étape dans la lente mais inévitable progression du mécontentement de la jeunesse. Et, peut-être, dans la façon dont les politiques et les experts vont gérer la pandémie à l’avenir.

Sophie Wilmès parle à Match et une étudiante de 19 ans clame son « épuisement ». Comment les Belges peuvent-ils encore se comprendre face à la pandémie ?

Le hasard a voulu que nous consacrions un grand reportage à Sophie Wilmès, figure emblématique de la bataille contre la pandémie, quand elle était Première ministre, lorsque les événements du 1er avril ont éclaté. « Les images que j’ai vues me blessent profondément », commente-t-elle à Paris Match. « Voir des policiers à terre me choque. Voir des jeunes à terre me choque tout autant. Je ne comprends pas qu’on en soit arrivé là. Etait-il vraiment impossible d’éviter ce rassemblement en agissant bien en amont, avant que ça dégénère ? Les jeunes n’avaient probablement pas l’intention de respecter les règles et on peut clairement le leur reprocher. Pourtant, l’événement était annoncé depuis bien longtemps, et on les a laissés quand même s’installer en nombre. Mais mis à part plusieurs individus, il n’y avait, selon moi, pas d’intention malveillante chez la très grande majorité d’entre eux. Il est cependant clair que certains ont eu des comportements violents et totalement inacceptables envers nos policiers. »

« Les organisateurs de cet événement portent une lourde responsabilité. Ce n’est clairement pas un canular », explique encore la ministre des Affaires étrangères et vice-Première ministre. « Mon impression quelques jours après ces événements ? Un sentiment de total gâchis. Pour absolument tout le monde. Maintenant, il faut sortir des déclarations. Il faut tirer les leçons de ce qui s’est passé, bien sûr en termes d’anticipation dans la gestion de l’espace public, mais pas seulement. Il faut aussi prendre en considération les causes de la multiplication de ce type de rassemblements dans notre gestion de crise pour y trouver des réponses, sans pour autant mettre en péril nos objectifs sanitaires. »

« Il est de notre devoir de répondre à la crise en veillant à toutes les dimensions de celle-ci. N’en faisons pas un conflit générationnel »

Sophie Wilmès comprend le ras-le-bol des jeunes, à propos desquels on parle déjà de « génération sacrifiée ». « Je suis une maman d’adolescents. Pour eux, c’est vrai que ce n’est pas simple. J’ai un peu de mal avec le terme de “génération sacrifiée” car il tend à dire que seuls les jeunes ont fait des sacrifices, alors que l’ensemble de la population en fait. Tout le monde a perdu quelque chose pendant cette terrible crise. Mais on ne peut pas nier que la vie sociale est cardinale dans le développement des jeunes. Elle a été mise à mal de façon extrême, car c’est par les contacts sociaux et rapprochés que le virus se propage très rapidement. Ce n’est pas pour rien que je demande, d’ailleurs, qu’on ait une attention plus pointue pour la santé mentale aussi. On doit y être attentif pendant l’épidémie et on devra y être attentif aussi après l’épidémie. Je suis également inquiète par rapport au décrochage scolaire. On sait que celui-ci a des conséquences sociétales à long terme. Ce n’est pas pour rien que nous avons, en Belgique, toujours favorisé autant que possible le maintien des écoles ouvertes. Dans ce cadre-là, on peut s’inquiéter des répercussions de ces années de crise sanitaire à plus long terme. »

Même si les jeunes générations n’ont pas connu de guerre, certains adultes s’interrogent : n’est-il pas opportun de rappeler que, durant le dernier conflit mondial et l’occupation de la Belgique, les citoyens belges ont dû vivre cinq longues années sans liberté et que les conditions de vie étaient nettement plus dures à l’époque qu’aujourd’hui ? N’est-ce pas souiller la mémoire nos aïeux que de l’oublier ?

« Je défends, avec vigueur et depuis longtemps, le devoir de mémoire. Mais ne mélangeons pas tout », intervient l’ex Première ministre. « Il est vrai que les privations vécues aujourd’hui ne sont en rien comparables avec celles d’alors, mais cela n’en fait pas pour autant un argument d’autorité qui permettrait de balayer d’un revers de la main les souffrances actuelles de la population dans sa globalité, des plus jeunes et des moins jeunes. Il est de notre devoir de répondre à la crise en veillant à toutes les dimensions de celle-ci. N’en faisons pas un conflit générationnel ! Comme nous devons veiller à ne pas en faire un conflit communautaire, un conflit entre la santé et l’économie, un conflit entre la santé physique et la santé mentale… ou instrumentaliser la crise en un conflit de classes, comme certains essayent de le faire. L’heure reste à l’union. »