C’est intéressant votre question, quand on est candidat à l’Europe, on doit se justifier ; je ne suis pas convaincue qu’on pose aussi souvent les mêmes questions à d’autres niveaux de pouvoir…
C’est un mélange de considérations individuelles et collectives. Collectives parce que les décisions qui sont prises au niveau européen sont fondamentales pour le quotidien des Belges, on vit quand même une période qui est assez particulière, avec la montée des extrêmes. Or, l’Europe, c’est un projet de société. L’Europe, ce n’est pas que le marché unique. L’Europe a une âme. L’Europe, c’est la protection des droits individuels, fondamentaux, c’est l’Etat de droit. Il est important de monter au créneau dans cette configuration. Cela va aussi me permettre de faire campagne avec mes collègues à Bruxelles et au niveau wallon.
Un choix personnel aussi ?
Oui. J’ai un intérêt pour l’Europe depuis toujours, j’ai commencé ma carrière professionnelle en travaillant à la Commission européenne. Cela vient aussi de mon expérience comme Première ministre pendant la crise du covid où j’ai vraiment vu des Etats membres qui se sont repliés sur eux-mêmes. J’ai vécu les conséquences du manque d’Europe. Cela m’a vraiment fort marquée et cela a renforcé chez moi la conviction profonde que l’Europe était fondamentale et que ça valait la peine de mouiller sa chemise pour en défendre le projet.
Les libéraux européens ont lancé leur campagne cette semaine avec, comme priorités « défense, défense, défense ». Ce sera aussi votre priorité ?
Ma priorité est plus transversale : l’autonomie stratégique dans le cadre de nos objectifs climatiques. L’Europe a compris au travers des crises qu’elle souffrait de ses trop grandes dépendances aux pays tiers. Si nous voulons continuer à nous développer et acquérir cette indépendance nécessaire, il faut développer notre autonomie stratégique. C’est une manière d’envisager le continuum de la construction européenne. L’Europe a toujours été un soft power, elle doit pouvoir continuer à l’être, mais ce n’est plus suffisant. Cette notion se décline dans une série de sujets. L’énergie, bien sûr. Evidemment, la défense. On doit continuer à soutenir l’Ukraine, éviter que cette guerre ne s’étende. Pour ça, on doit impérativement montrer qu’on est capables de gagner cette guerre.
L’Europe se réveille… avec retard ?
L’Europe s’est réveillée d’une certaine forme de naïveté. Il y a une prise de conscience. Pas seulement vis-à-vis de la Russie. Je me souviens aussi très bien des discussions à l’époque de la présidence de Trump, où on se rendait compte que, certes, les Etats-Unis sont toujours un pays allié. Mais il y avait clairement aussi de la part de nos alliés américains, une volonté de voir l’Europe se prendre en main, objectivement, avec raison. Quand on parle défense, on parle aussi de nos capacités de production, qui doivent se retrouver sur le sol européen. Même approche pour les entreprises. Que doit-on assurer comme production sur le sol européen ? Et puis c’est aussi l’autonomie alimentaire…
Et la défense du monde agricole ?
Les objectifs de préservation de la nature et de développement du monde agricole doivent être complémentaires. On les a un peu trop opposés. Il faut tenir compte des intérêts et des besoins de chacun pour pouvoir avancer ensemble. Le Green Deal a été très positif. Formidable. Ce qu’on peut peut-être reprocher derrière ça, c’est une approche un peu trop top down, trop régulatoire, trop bureaucratique, sans tenir compte des réalités de terrain pour les agriculteurs. Il faut continuer à avancer tout en rendant les choses soutenables et durables, donc veiller à ce que l’agriculture puisse continuer à se développer, que les agriculteurs puissent continuer à vivre de leurs revenus. La responsabilité de s’assurer que les réglementations soient cohérentes, viables et vivables, ça, c’est ce que j’attends de la Commission.
En Flandre et dans beaucoup de pays européens, la migration est un thème majeur dans la campagne. Le PPE, qui est un partenaire des libéraux pour la grande coalition, propose d’implémenter le modèle rwandais. Est-ce une ligne rouge pour les libéraux ?
Il ne faut jamais oublier qu’on se trouve dans une période assez particulière : la campagne électorale. A tous les niveaux de pouvoir, ça va secouer. C’est une période que j’apprécie : c’est le temps du débat démocratique. Mais c’est aussi une période dont je me méfie terriblement parce qu’elle fait moins place à la nuance, à la praticabilité de certaines fausses bonnes idées. C’est aussi une période qui agit comme catalyseur sur la question de la migration. Est-ce que pour autant la question se pose plus ou moins fortement dans certaines régions, dans certains pays ? Oui, effectivement. Sinon nous ne verrions pas, dans les sondages, des partis qui ont une vision extrêmement dure et probablement souvent à côté des traités avoir potentiellement autant de succès. Il faut en être en être conscients. Ce sont des sujets lourds, difficiles. Il y a, derrière, des parcours de vie, des personnes, des humanités. Il faut les aborder avec prudence.
Le Parlement européen n’a pas autant de pouvoirs qu’il ne le souhaiterait… Cela génère parfois des frustrations dans les travées. Malgré tout, vous avez envie de vous y investir là pour cinq ans ?
Oui, tout à fait.
Sans hésiter ?
Sans hésiter ! Il y a énormément de choses à faire.
En Belgique aussi !
Bien sûr, en Belgique, dans les Régions, dans les communes, mais on ne peut pas se cloner, ça n’est pas possible. C’est un challenge au niveau européen, je suis prête à le relever. Quant à mon investissement au niveau belge, il reste plein et entier. Travailler au niveau de l’Europe, c’est travailler aussi pour la Belgique. Et puis j’ai reçu un mandat du conseil du MR sur la suite, s’il y en a une après les élections, pour les formations de gouvernements potentiels.
Mi-juillet, à Strasbourg, vous voterez la confiance à Ursula von der Leyen pour un second mandat à la tête de la Commission ?
Je ne suis pas encore parlementaire
Elle a votre confiance aujourd’hui ?
Elle a ma confiance. La critique qui peut être formulée, c’est cette approche très bureaucratique, très réglementaire, top down, où on a additionné les annonces. Cela donne, c’est le côté positif, l’image d’une Commission qui prend les choses en main et qui avance. Mais si derrière ça ne suit pas, si ça ne cadre pas avec la réalité du terrain, je pense qu’il faut revoir la copie.
Quelle est votre définition du libéralisme ?
Faut-il le définir ? Un moment, on précisait toujours “libéralisme social”. Moi, je pense qu’on est des libéraux tout court car le libéralisme inclut dans sa définition la liberté d’être, mais surtout de devenir. J’aime cette définition car on naît qui on est, puis on devient. Et on doit mettre tout en œuvre dans une société pour que les gens puissent vivre pleinement ce qu’ils sont et ce qu’ils ont envie de devenir. Et ça, c’est totalement social. Car, dans la vie, il y a parfois des accidents de parcours. Je ne suis pas la seule à savoir ce que c’est un accident de parcours, on est pleins. (On la sent émue.) Pour moi, c’est fondamental : la garantie de la liberté, c’est une société qui s’organise autour du fait que, certes, vous devez prendre vos responsabilités, mais le jour où ça ne va pas, cette même société vous soutient et vous aide.
Le gouvernement a-t-il réussi à rendre suffisamment confiance aux citoyens, ce qui était sa promesse initiale ?
Voyez les projections en termes de vote : la réponse n’est pas aussi positive que je ne l’aurais voulu. Mais ce qui fait de plus en plus partie de l’équation, c’est l’approche binaire : raison-tort, bon-mauvais, pour-contre, qui ne favorise pas du tout la confiance que les citoyens peuvent avoir dans le monde politique. Car le monde politique, par définition, ne peut être binaire ; s’il est binaire, on est dans des régimes totalement différents. Si vous plongez les électeurs dans un monde binaire, où il n’y a pas la possibilité d’exprimer la nuance, les partis extrêmes vont gagner des points. Le monde politique, mais aussi toute une série d’acteurs de la société comme la presse, doit continuer à prôner la nuance, la convergence des intérêts, l’intérêt général.
Dans tous les partis, des hommes et femmes politiques ont joué ce jeu de la polarisation…
Objectivement, les expressions les plus polarisantes, les plus binaires sont le fait des extrêmes, vraiment. Mais chaque individu qui a une responsabilité politique, qui a un vrai souci de la démocratie, de l’Etat de droit, des libertés individuelles doit être attentif à ne pas nourrir ces feux-là. Mais il y a aussi un paradoxe : on est dans une société où la presse, la population attendent du monde politique des positions et des attitudes d’homme et femme d’Etat, qui font passer l’intérêt général avant le reste et, en même temps, on voit que l’inverse fonctionne trop bien. Ce paradoxe est très perturbant. Ce sont des vraies questions de société. Comment faire pour aller rechercher cette adhésion à la nuance ? C’est un des grands enjeux de cette campagne électorale.
L’article en entier est paru dans Le Soir le 23 mars 2024